Par Pauline (fille de Claire) avec la collaboration de Jean-Pierre (l’aîné de Marie)

En généalogie, on relate souvent les réussites (ou les déboires) des Falardeau au masculin. Ne dit‑on pas que derrière tout grand homme, il y a une grande femme ? Parmi ces grandes femmes Falardeau, il y en a deux qui ont été marquantes dès leur jeune âge. Elles ont été au cœur d’un des drames les plus tragiques de l’histoire du Québec.

Ces deux jeunes femmes remarquables, nées d’un père Falardeau et devenues orphelines d’une mère, vivante mais qu’une maladie chronique a effacée de leur vie à jamais, ont eu un parcours particulier. Marie, 12 ans, et Claire, 15 ans, sont nées dans une famille de treize enfants, dont trois sont décédés en bas âge. Le jour où elles sont devenues orphelines, le dernier n’avait pas un an. Qui prend la relève auprès des enfants ? Les filles Falardeau deviennent rapidement des femmes Falardeau qui s’unissent pour prendre soin de la fratrie.

L’aînée demeure à la maison avec ceux qui ne fréquentent pas encore l’école. Marie met les bouchées doubles à l’école pour gober, pour ne pas dire dévorer les connaissances tout en se servant de tout ce qui l’entoure : journaux, mots croisés, livres, dictionnaires… Marie mord dans la vie malgré les séquelles de la poliomyélite qu’elle a attrapée dans sa tendre enfance. Claire va travailler comme aide familiale dans quelques résidences jusqu’à ce qu’elle se retrouve chez une dame Grenier1, dame qui l’affectionne particulièrement et qui marquera les deux filles Falardeau pour le reste de leur vie. Son salaire vient combler les besoins des orphelins. Par la suite, Claire avise cette bonne dame qu’elle doit la quitter pour quelque temps afin de porter assistance à une jeune sœur.

C’est donc à 20 ans que Claire s’embarque à Québec sur « les gros chars » pour se rendre en Abitibi afin d’aider une petite sœur qui s’est mariée trop tôt, enceinte et sur le point d’accoucher. Elle engouffre quelques vêtements dans une petite malle et y ajoute un bout de pain pour satisfaire son estomac durant le trajet de douze heures qui la sépare de l’Abitibi. C’est à Villemontel qu’elle débarque. Monsieur Bourgeois, appuyé sur son auto, est le seul à faire la navette entre la gare et Manneville. Il reste bouche bée devant cette petite femme de moins de cinq pieds, petite valise à la main comme seul bagage. Il est estomaqué quand elle lui apprend qu’elle voyage seule et par-dessus tout qu’elle se rend à Manneville qui est un village embryonnaire. Il admire le courage de ce p’tit bout de femme qui n’a aucune idée du lieu où habite sa petite sœur.

Claire arrive chez sa jeune sœur. Son lit se limite à une paillasse dans le coin du camp où habite cette petite sœur. Sans eau potable à la maison, elle transporte les seaux d’eau de chez un voisin. Après quelques semaines, n’ayant pas les fonds pour acheter son billet de retour à la maison, Claire est accueillie par Yvonne Fradette-Talbot, une généreuse dame du village. Pendant ce séjour, elle fait la connaissance de Drien, qui demeure dans le camp des pionniers célibataires. Au village, il y avait un camp dortoir et un camp réfectoire. Quand ces hommes se mariaient, ils avaient le privilège de construire une maison sur leur terre.

Après quelques mois de fréquentation, Claire et Drien se marient en janvier 1941. Le couple est hébergé pour l’hiver par le beau-frère Saluste, menuisier-charpentier. Il est un bon guide et adroit pour la construction de la maison familiale. À l’été, Claire entre dans la nouvelle maison avec Drien et Frid, frère de ce dernier. En novembre de la même année, naît leur premier fils. Onze mois plus tard arrivent un autre fils et enfin une fille après onze autres mois. La généreuse Marie, que Claire n’avait pas revue depuis son départ de Québec, vient à son tour l’aider. Marie fait la connaissance de Frid et prend mari quelques mois plus tard.

En 1953, ces deux grandes dames ont douze enfants en 12 ans pour l’une et sept enfants en 8 ans pour l’autre. Prolifique est un mot faible pour les qualifier. Marie fait mentir le verdict des médecins qui affirmaient qu’elle n’aurait jamais d’enfants, conséquence de la polio qui l’avait frappée. Les deux familles vivent l’une en face de l’autre où tout se partage, les joies comme les peines. Marie soutient sa grande sœur qui, à ce moment, est frappée par l’hospitalisation de Drien en 1954. Seule avec ses enfants, Claire prie chaque jour pour le retour à la maison de l’amour de sa vie.

Claire a toujours entretenu une correspondance avec madame Grenier chez qui elle avait travaillé à Québec. Régulièrement, cette dame lui fait parvenir par le train des boîtes et même, une fois un gros coffre rempli de vêtements et d’articles pour la maison.

Durant l’hospitalisation de Drien, Claire avec l’aide de ses enfants poursuit le travail sur la ferme et le potager produit suffisamment pour nourrir la famille durant le froid hivernal. Elle sait mettre à profit le travail de ses enfants qui entretiennent chacun leur petit coin de jardin tandis que les deux aînés l’appuient dans le soin des animaux. Deux ans plus tard, même si ses prières ne sont pas exaucées, elle se résigne à vendre les animaux et à envoyer les deux aînés dans un collège à Québec. Pendant ce temps, la famille de Marie et Frid continue de s’agrandir et passe à neuf enfants. C’est inimaginable toute cette besogne sans électricité qu’on a eu juste avant Noël 1955. Claire a présenté les billets à l’entrepreneur qui lui a dit : « Passez Noël avec vos enfants et après on verra. » Claire a placé les billets sous une pile de draps. Monsieur Lévesque n’a jamais été payé…

En 1956, quand le malheur frappe chez Drien, Marie attend son dixième enfant. Le 9 janvier, après une tempête de neige de deux jours, l’école est toujours fermée parce que les chemins impraticables empêchent le professeur de s’y rendre. Attablée, Claire est à écrire un mot à ses deux fils retournés au collège après un Noël en famille. Les deux filles aînées sortent prendre l’air frais, légèrement vêtues, car vers dix heures, si ce n’est la neige, le soleil et la douceur du climat font croire à une belle journée printanière.

Tout à coup, Marie entend un bruit d’explosion qui vient de l’autre côté du chemin. Sans voix, elle se met à sangloter. Ne voyant pas clairement à travers les fenêtres givrées, elle entrouvre la porte et doit se retenir après le cadrage pour ne pas s’évanouir quand elle constate qu’il y a de la fumée qui sort par les ouvertures de la maison d’en face. Sur le coup, elle ne voit aucun signe de vie de Claire et de ses enfants.

Frid accourt, suivi par les deux aînées restées à l’extérieur s’accrochant à ses talons. Il tente en vain de pénétrer à l’intérieur pour sortir sa belle-sœur ainsi que ses neveux et nièces. Après quelques cris, il ne restait plus comme bruit que le crépitement du feu ayant envahi la maison. Plusieurs voisins sont vite arrivés, mais malheureusement il n’y avait plus rien à faire.

Frid invite les deux filles à rentrer chez lui pour leur éviter ce cauchemar, mais ces dernières restent les yeux fixés sur les flammes avec l’espoir toujours présent de voir sortir leur mère ou l’un des sept frères et sœurs prisonniers des flammes.

Après cet événement tragique, Marie et Frid considèrent les quatre enfants rescapés de Claire et Drien comme les leurs et les treize enfants de ces derniers comme leurs propres petits-enfants. En plus des siens, Marie a le cœur assez grand pour accueillir dix-huit enfants et trente-quatre petits-enfants.

Les années suivantes, à la famille de Marie et Frid, s’ajoutent cinq autres enfants y compris celui qui est né quelques mois après ce drame. Les quatre survivants de Claire et les quatorze enfants de Marie continuent de tisser des liens pour former la grande famille des descendants de ces deux grandes dames Falardeau. Les quatre enfants survivants de Claire sont parrain ou marraine chacun d’un des autres enfants de Marie nés après le drame.

Claire a été orpheline de mère. Puis j’ai été à mon tour orpheline de mère. La crainte que mes enfants deviennent orphelins à leur tour m’a longtemps tourmentée. Mais cette crainte est derrière moi maintenant, car ils sont tous des adultes.

Hommage à Claire pour tout ce qu’elle a accompli de 15 à 37 ans. Hommage à Marie qui, avec amour, a tendu les bras pour mener tout ce beau monde à l’âge adulte. On mesure la force de ces deux femmes à l’énergie qu’elles ont mise à rester debout.

Après une dizaine d’années où la maladie lui arrachait une parcelle de sa vie chaque jour, Marie est décédée en 1996, non par le feu, mais par la maladie d’Alzheimer qui la consumait par l’intérieur. Cet autre drame a marqué à nouveau notre famille. Le souvenir de tout ce que ces deux grandes dames, frappées durement par le destin, ont accompli durant leur vie restera à jamais dans nos mémoires et nous a rendus meilleurs.

1. Épouse d’un avocat de Québec, qui a soutenu Claire et ensuite Marie.

  1. Christian Boutet says:

    Un très beau témoignage, merci de le partager avec nous. J’ai toujours pensé que les femmes Falardeau était extraordinaire, incluant ma grand-mère Eugénie Falardeau qui a élevé seule sa famille de 9 enfants, à Québec, après le décès de son mari Pierre Boutet en 1936. Encore bravo à toutes ses femmes extraordinaires.